Parfois, le destin aime vous titiller au point de vous rendre plus que vulnérable. Toby avait eu tout le temps d'apprendre cela depuis sa fuite du centre. Être enfermé entre quatre murs pendant des années à du bon dans le sens où peu de mal peut vous arriver. Enfin, cela dit, avoir été traité comme un vulgaire cobaye n'était pas non plus un sort enviable. Toby ne pouvait pas dire le contraire. Il était heureux à présent avec Billie, Dawn et Brownie. Il avait une véritable vie de famille. C'est chouette n'est-ce pas ? Il n'était pas un mauvais père, du moins, il ne pensait pas l'être. Ce n'était pas parce qu'il était un peu étrange, toujours dans les nuages, à faire des calculs dans sa tête, à jouer aux échecs tout seul avec de la mie de pain en guise de pions, qu'il faisait un mauvais père. Du moins, il l'espérait. D'ailleurs, ce jour-là, il rentrait du travail, de son dur labeur au chantier. Toby aurait pu faire n'importe quel métier, mais il avait choisi celui-là. Pourquoi ? Car c'était le plus simple avec des faux papiers, il n'y avait aucun soucis à y travailler au noir... Et lorsqu'enfin il avait eu de vrais papiers, après la découverte de sa famille, les Jones, il avait déjà pris goût à ce boulot. Ce n'était pas mal payé et il s'était attaché à ses collègues. Ils avaient fini par l'adopter malgré sa bizarrerie, et il pourrait même dire que certaines étaient peu à peu devenus des amis.

Tandis qu'il traversait un passage piéton pour se rendre au magasin, afin de faire quelques courses et pourquoi pas trouver de quoi faire plaisir à Billie (Toby avait prit goût aux surprises, il adorait en faire, même si la plupart du temps, c'était un flop complet..), son attention fut capté par la voix d'un homme. « Attention !!! » lui criait-on si fort que cela lui vrilla les oreilles. Toby n'aimait pas le bruit, le plus souvent, car cela l'empêchait de réfléchir. Mais pour le coup, il aurait mieux fait de suivre ce conseil prononcé de façon si forte car à peine eut-il le temps de se tourner, qu'il vit une moto débouler tout droit sur lui. Et paf ! Il roula comme une quille sur le sol. Il ne comprit pas vraiment ce qui lui arrivait. Il paraîtrait qu'il avait perdu connaissance pendant quelques minutes... Mais il ne s'en souvenait pas. Tout ce qu'il savait à présent, c'était qu'il était dans une chambre d'hôpital. Un médecin l'avait examiné et avait dit que, fort heureusement, il y avait eu plus de peur que de mal. Cependant, comme il avait tout de même perdu connaissance, le corps médical préférait le garder cette nuit en observation.
D'ailleurs, à peine le médecin eut-il quitté sa chambre, qu'une silhouette familière apparût sur le pas de la porte. Holden, son frère. Toby lui sourit simplement, comme de coutume, avec ce sourire de petit garçon qui avait fait une bêtise. Il se demandait comment Holden avait su avant de se rappeler qu'il était son numéro d'urgence. Ils avaient rempli tout ce genre de papiers ensemble d'ailleurs... Son grand-frère prenait très à cœur son rôle...
« Salut... » souffla simplement Toby, l'invitant ainsi à entrer dans la pièce.

Holden et sa famille avaient eu beau avoir leur dose de malheur ces derniers mois, il ne fallait pas pour autant en oublier les bons moments. Comme les nombreuses naissances ayant agrandit la famille Jones, les réconciliations, les agréables nouvelles. Comme le retour de Toby. Quand Holden s’arrêtait un instant pour y penser, le pasteur n’en revenait pas de la chance qu’ils avaient et un sourire perçait toujours sur son visage. Cela avait été un moment chargé d’émotion quand après des tonnes de paperasse Toby Smith était officiellement devenu Toby Jones, le jeune homme enfin justement redistribué dans sa famille. Cela n’effaçait pas les années d’abus que son jeune frère avait subit, mais il était enfin désormais à la maison et c’était tout ce qui comptait. Bien sur puisque c’était un réflexe chez lui, Holden n’avait pas pu s’empêcher de s’inquiéter quant à l’intégration de Toby à Pasadena. Loin de lui de s’imaginer que le jeune homme se serait créé une petite famille à lui aussi vite ! C’est un tombeur en fait, il cachait biens son jeu ! Non, sérieusement, Holden n’aurait pu être plus heureux pour lui. Et ça lui faisait des neveux de plus ! Holden commençait sérieusement à se demander s’il n’allait pas devoir acheter un hangar pour pouvoir rassembler toute sa famille pour les événements à venir ! Et dire que lui-même venait à contribuer à cet agrandissement….Holden n’en revenait toujours pas que Jane soit enceinte. Tu parles d’un rebondissement ! Le pasteur était chez lui, il avait quitté le travail plus tôt et pris son après-midi pour pouvoir accompagner Jane à son échographie (petit avantage d’être son propre boss!). Cela faisait bien longtemps qu’Holden ne s’était pas retrouvé dans cette situation, à observer sur un petit écran une forme très abstraite censée se développer en sa nouvelle progéniture. L’émotion restait toujours la même. Le discours, lui, avait changé. L’âge plus avancé de Jane apportait quelques complications que ces précédentes grossesses n’avaient pas posées. Nerveux comme il était, Holden ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer déjà les pires scénarios. Tout ça pour dire que la chose l’avait laissé un peu sur les nerfs, si bien que le coup de téléphone qu’il reçu acheva d’emballer son rythme cardiaque. Holden n’eut besoin d’entendre que les mots « accidents de la route » pour lâcher ce qu’il faisait sur le champ et courir jusqu’à sa voiture, se plantant dans la rue au passage en trébuchant sur un jouet qu’un de ses petit enfant avait dû laisser son l’allée. Le personnel médical au bout du fil n’avait pas révélé grand-chose de la condition de Toby, juste qu’il n’ y avait rien de grave, mais Holden préférait en juger par lui-même. C’est essoufflé qu’il arriva à l’hôpital. Holden croisa le médecin qui sortait alors qu’il entrait dans la chambre, et ce dernier lui glissa un sourire réconfortant. Le regard du pasteur se fixa directement sur son frère, étendu dans son lit d’hôpital, un sourire aux lèvres et Holden se retint de lever les yeux au ciel. Nope, il n’allait pas se laisser attendrir, il fallait résister à cet air qui lui rappelait tant le petit bambin qu’il avait été! Holden devrait rouspéter de le trouver dans une chambre d’hôpital et d’essayer de tuer son frère d’une crise cardiaque ! « Toby. Tu vas bien ? Qu’est ce qui s’est passé ? » l’interrogea-t-il aussitôt en prenant place sur une chaise à côté du lit.

Toby redoutait le fait de finir à l'hôpital car les hôpitaux pouvaient être surveillés par le centre duquel il s'était échappé quelques temps plus tôt. Mais il n'avait pas le choix. Et normalement, avec sa véritable identité, ils ne pouvaient plus le retrouver car jamais ils ne leur viendraient à l'idée qu'il s'était posé quelque part, avait fondé sa propre famille et avait retrouvé la sienne. Au contraire, ses poursuivants devaient penser qu'il se cachait, qu'il fuyait, qu'il changeait de ville puis de pays tous les mois. Toby avait d'ailleurs fait un intelligent stratagème pour leur échapper à l'époque et il était persuadé qu'ils étaient à sa poursuite bien au-delà de Pasadena et qu'il n'avait plus à s'en faire à ce sujet. De toute façon, ses pensées quittèrent son esprit aussitôt qu'il aperçut Holden sur le pas de la porte. Son frère, le voyant dans cette chambre d'hôpital, vêtu de ce pyjama pas très sexy, avait l'air plutôt inquiet. Toby lui adressa un large sourire dans le but de le rassurer. Il y avait eu plus de peur que de mal c'était les médecins qui l'avaient affirmés et ils devait être assez sûrs pour le dire, d'autant que ces gens-là étaient des professionnels, qui avaient suivi de nombreuses années d'études pour en arriver à travailler dans ce lieu.
Toujours souriant, notre trentenaire répondit à la question de son interlocuteur. « Oui, ne t'en fais pas. J'ai eu un petit accident, une moto m'est rentrée dedans, je ne m'en souviens absolument pas, mais je vais bien... Les médecins l'ont dit. Ils préfèrent juste me garder ici pour la nuit le temps d'être certains que tout va bien et que je ne vais pas mourir subitement par négligence. » D'ailleurs, il avait déjà appelé Billie pour la prévenir qu'il ne rentrerait pas cette nuit, mais qu'elle ne s'inquiète en rien de son état. Toby avait même hésité à mentir et lui dire qu'il travaillerait de nuit afin d'épargner sa sensibilité. La brave jeune femme était plutôt à cran ces derniers temps, alors il valait mieux la ménager afin de ne pas lui faire trop de mal en parlant d'accident de la route. Ce terme faisait peur. Enfin, c'était ce que Toby avait compris en observant les gens. Il y avait pas mal de sujets tabous. Des sujets pour lesquels il valait mieux mentir afin de protéger les autres. Une bonne leçon de la vie.
« Tu sais, cette chambre est vraiment pas mal... » déclara Toby en jetant un œil sur la pièce, avant de poser de nouveau le regard sur Holden. Cela faisait un bout de temps que les deux hommes n'avaient pas eu l'occasion de se parler. Même si les circonstances auraient pu être meilleures, c'était agréable de revoir son grand-frère et de pouvoir taper la causette. Toby n'était pas du genre très loquace d'habitude, il était plutôt rêveur, mais il était hors de question de tourner le dos à Holden. C'était l'une des personnes pour qui il avait le plus d'affection dans ce bas monde. « Il y a exactement 157 carreaux au plafond. J'adore les nombres premiers. » conclut-il simplement. Ce genre de phrase on ne pouvait s'y attendre que sortant d'entre les lèvres de Toby. Sans doute personne d'autre ne penserait à ce genre de détails. C'était aussi ce qui faisait son charme. Délicatement, il sourit de nouveau. « Tu vas bien toi ? » et oui, il lui retournait la question. Toby avait pas mal de questions qui le taraudaient et qu'il voulait poser au pasteur comme il était de bon conseil, mais ce ne serait pas tout de suite. Un peu de répit pour cet homme bon sang !

Holden pouvait être un peu têtu de la sorte. On avait beau lui avoir dit que Toby allait bien dans l’ensemble, Holden voulait le voir de ses propres yeux. C’est un défaut intéressant quand on considère que son métier consiste à croire en quelque chose qui ne peut être observé concrètement. Le fait est qu’Holden n’avait jamais été rationnel dans toute chose concernant sa famille, et surtout lorsqu’un de ses membres est en détresse. Mais Toby était là, vivant et insouciant, à lui offrir un sourire charmant comme s’ils n’étaient pas dans une chambre d’hôpital. Holden s’était laissé tomber dans l’un des chaises à son chevet, le soulagement rendant ses membres las. Son petit frère, lui, ne semblait pas plus traumatisé que ça. Il aurait pu être au bord d’une piscine à se prélasser au soleil qu’il n’aurait pas forcément eu un sourire plus radieux ! C’était presque déconcertant. En voilà un qui brisait le stéréotype des hommes qui se pensent au bord de la mort à la moindre égratignure. Un petit accident de moto qu’il disait, et Holden pouvait sentir l’horreur se dessiner sur son visage. Un accident de moto ? Comment pouvait-il être aussi désinvolte ?! Ca aurait pu être bien pire alors ! Au téléphone, on lui avait seulement annoncé « accident de la route », et cela était une notion tellement vague que les possibilités étaient infinies. La touche d’humour dans la voix de son frère ne le faisait malheureusement pas rire. Mourir par négligence. Quelle horreur. « Je me suis imaginé le pire » avoua-t-il malgré lui tandis qu’il sentait la dernière particule d’adrénaline quitter ses veines. « C’est en effet plus prudent que tu passes la nuit ici » s’accorda-t-il, ne préférant prendre aucun risque. Se laissant aller contre le dossier de la chaise, Holden balaya la chambre du regard, un sourire amusé aux lèvres suite à la remarque de Toby. « Ah oui ? ». Holden avait vu pire. « Tu devrais en parler à Billie, je suis sûre qu’elle adorerait refaire la déco style ‘hopital chic’ ! » plaisanta-t-il. Personnellement, Holden serait le plus heureux des hommes s’il n’avait plus à revoir une chambre d’hôpital de sa vie ! Sauf pour les éventuelles naissances, cela va sans dire ! Etrangement, bien qu’étant le plus âgé de la famille et le plus enclin à développer des problèmes médicaux, Holden était loin d’être celui le plus souvent cloitré dans une chambre stérile ! Et le pasteur commençait à être lassé de s’asseoir au chevet de ses proches. Il était temps que le destin laisse les Jones un peu tranquille ! Holden ne pu retenir un léger rire devant la remarque de Toby. Il n’y avait que lui pour dire une telle chose ! « On fait aller » répondit-il à la requête de son petit frère. « Je reviens d’une échographie avec Jane » continua-t-il.

S'inquiéter sans cesse pour les autres. Ce devait être cela la famille. Toby s'en rendait de plus en plus compte depuis la naissance de Brownie. Il était sans arrêt aux abois, se demandant s'il n'allait pas arriver un drame à sa tendre Billie ou à leur enfant. Baissant les yeux lorsque le pasteur lui affirma qu'il avait imaginé le pire, il ne put s'empêcher de s'excuser, perdant son sourire rayonnant quelques instants. « Je suis désolé, je ne voulais pas t'inquiéter... » déclara-t-il comme un enfant qui aurait été pris la main dans le sac à vouloir attraper des bonbons dans la cuisine. Toby avait toujours eu peur, en retrouvant sa famille, d'être un souci, d'être un boulet traîné au pied des membres de sa famille.
Holden ne put ensuite s'empêcher de le taquiner un peu sur le fait que sa chambre d'hôpital ne lui déplaisait pas. Notre trentenaire était un garçon vraiment spécial. Certains auraient trouvé terrible de devoir passer une nuit à l'hôpital, risquant peut-être même quelque chose de grave, mais pour lui, c'était juste une expérience comme une autre. Après tout, il avait été élevé ainsi. « Tu sais, là où j'ai vécu avant de vous retrouver... » Oui, il parlait de l'endroit où l'avait enfermé ses ravisseurs pendant toute sa vie. « C'était un peu comme ici... Les couloirs étaient blancs... Mais ma chambre était plus grande. Et lorsque j'étais petit, j'avais le droit à des peluches à Noël et des oranges... » Il sourit de nouveau tendrement. Ce n'était pas un souvenir douloureux, sans pour autant en être un heureux. Pour autant, il désirait s'en souvenir afin de pouvoir mieux savourer son présent. Il n'avait jamais raconté à personne autant de détails sur le centre de recherches. Mais il était lancé... Des fois, cela le prenait de vouloir en parler, un peu, pour mieux se rendre compte que ce qu'il avait vécu était réel. « Il y avait aussi un nombre premier de carreaux... Même aux vitres. Ma mère savait que cela me calmait. Enfin, je veux dire, pas maman, mais la femme qui s'occupait de moi. » Il se tût et se mordit les lèvres. La bourde était faite. Il n'avait jamais perdu l'habitude de parler de la femme qui le retenait prisonnier comme de sa mère. Et au fond, même s'il avait été très en colère, elle lui manquait. Après tout, elle s'était occupée de lui, elle avait peut-être été vraiment attachée à lui ? Qui sait... Finalement, il décida de poser des questions à son grand-frère, s'inquiétant de son propre état de santé, de lui et du reste des membres de sa famille. Un autre immense sourire s'empara des lèvres de Toby a mot « échographie » prononcé par son interlocuteur. « Et alors ? Tout va bien ? Tu peux m'en dire plus ? » Il espérait réellement que les choses se déroulent au mieux. Ce serait terrible si Jane devait vivre une grossesse compliquée. Toby ne connaissait pas tellement son grand-frère, mais de jour en jour, il commençait à avoir la sensation que les deux hommes n'avaient jamais été séparés. Il savait que le pasteur, bien qu'il soit un homme sage et de bons conseils, était quelqu'un de très sensible et qu'il souffrait beaucoup dès lors qu'il arrivait du mal à un proche... Alors à son propre enfant.