Ma vie ressemble à celle des autres. Je n'ai pas moins d'amour et je n'en ai pas plus. Je suis née sous le ciel de l'Arizona, il pleuvait ce soir-là. Je ne me souviens pas de mon enfance. D'elle, mes seuls souvenirs, sont la chaleur du feu, le crépitement des bûches dans la cheminée. L'odeur de charbon qui se propageait dans la pièce centrale, celle où nous vivions le plus. Je ne crois pas avoir eu de malheur dans ma tendre jeunesse. On me disait insouciante. C'est le propre d'un enfant. On me disait timide. Mais je n'y pouvais rien. Ma mère était différente des femmes que je voyais à l'école primaire. Elle ne s'habillait pas pour sortir le dimanche, laissait sa chemise dépasser du pantalon. Elle n'avait d'artifices, que le nuage de parfum qu'elle laissait en partant. Je croyais que la vie allait se résumer à ça. Des parfums. Des senteurs. Des saveurs. Mais très vite, on apprend. A l'école en premier, puis au collège, au lycée. J'ai appris à me défendre, et à faire de mes faiblesses des forces nouvelles. Mon père ne se préoccupait pas beaucoup de moi. Il était charpentier, et vivait de ses mains. Il ne laissait pas tant de temps à sa famille. Il préférait l'orme et le boulot à sa femme et sa fille. Maman n'a jamais été heureuse. Je le sentais bien en me serrant contre elle. Sa tristesse était là. Perfide. Sournoise. Maman, ne souris pas. Le sourire ça ne sert pas. On efface pas les douleurs. Je savais que l'adolescence, c'était la plaie d'une existence. C'est à cette frontière, entre deux univers, c'est l'âge entre deux âges. C'est ici que l'on se brise. Les sentiments s'en mêlent. Les sentiments s'emmêlent. Pour une chanson d'amour. Pour une promesse d'avenir. J'étais une gamine, au syndrome de Pan, je n'avais pas mûri. On me laissait penser ce que je voulais. Je n'avais rien à réclamer. Je ne manquais de rien. Mais j'étais amoureuse. Le plus grand paradoxe. Le plus grand illogisme. Il me complétait, mais me tuait. Il remplissait mon coeur d'un amour inconditionnel. Mais je ne me suis jamais sentie aussi vide qu'en aimant. En l'aimant. C'était un garçon si beau. Prometteur. Et rieur. Mettre autant de bonheur dans une journée, par un sourire, un mot, ça ne devrait pas être permis. Je l'aimais comme pas possible. Pas d'amour impossible.

Puis, nos dix-neuf ans ont frappé. Je lui appartenais, mais il avait laissé en moi une graine. Une toute petite, qui allait faire la course avec d'autres pour arriver en premier. J'avais trop lu ces livres pour enfants. J'avais trop vu de films qui parlaient d'accouchements. J'avais le cerveau retourné et le coeur en bordel. Il assemblait les morceaux de ma vie, de ses mains d'orfèvre et je le laissais faire. Etre heureux, est-ce que c'était permis ? On étudiait comme on pouvait. Mais elle me réveillait, cette graine qui doucement poussait. Je n'en parlais pas. Pas à maman. Pas à papa. Pas à personne. Je savais qu'il était difficile de dissimuler un ventre de baleine une fois passé le sixième mois. Mais je ne pouvais pas abandonner. Et est-ce qu'ils comprendraient ? C'était rien qu'une graine. Rien qu'une petite chose. Un petit bout de nous deux. Un assemblement. Un rien, tout simplement. Un rien qui devenait tout. On en avait parlé. Elle sera Galéa. Elle sera notre amour. Notre idylle à jamais. Elle sera notre coeur. Notre fusionnement. On l'aimera, jusqu'à ce que l'éternité nous rattrape. C'est à cet instant que j'ai laissé derrière moi mes parents. Sur une route du passé. Je n'ai gardé de contact qu'avec ma mère, depuis leur divorce quand j'avais ving-trois ans. On a parlé d'ingratitude, et de désintéressement. Je ne suis pas reconnaissante, c'est pas ma nature. Je suis sûrement méchante.

Je n'ai rien oublié. Je sais que Galéa nous aime. Je sais qu'elle comprendra. « Tu n'aimes plus papa ? » Non, je ne l'aime plus. Est-ce que peux mentir ? Je ne veux pas l'aimer. Je ne peux pas l'aimer. Mais je l'aime plus encore. La vie fait ça. Des blessures et des doutes. Galéa est en garde partagée. On vit à deux endroits différents. On a beau ne pas être loin, et se croiser tous les jours, il y' a en moi cette impression d'opposition, d'une différence de continents. Dans un autre hémisphère. Si loin. Mais je m'accroche, en espérant voir son mariage échouer. Je l'ai même espionné, en sortant de l'épicerie. Je pourrais vous parler, de ce qui s'est passé. Je pourrais vous parler, de la douleur qu'il m'a été donné de ressentir, une fois l'acte passé. Je suis tombée enceinte. J'ai deux enfants en moi, c'est trois coeurs à porter. Je ne lui en ai pas parlé. Mais je n'en ai pas le droit. Il est toujours marié. Pas le droit de l'aimer. J'aimerais voir mes parents. C'est qu'ils me manquent enfin. Après tant d'ignorances, et après tant d'absences, y'a-t-il toujours un lien ? Et cette petite famille que j'ai construis par deux fois, je l'aime déjà si fort. Je veux la voir grandir.