C’était une autre journée de cours qui allait commencer pour Apple. Cette dernière n’était certainement pas emballée à cette idée, surtout compte tenu de ce qui s’était passé à l’école avant les Fêtes avec une de ses camarades de classe, mais à son âge, elle n’avait pas vraiment le choix. Heureusement, ce n’était pas moi qui était mandatée pour le lui faire comprendre, même si pour aujourd’hui, il me faudrait bien tenter de ne pas me montrer neutre et un peu plus encourageante. En effet, un concours de circonstances voulait que ce soit moi qui aille la déposer à l’école. Nora et Dylan ayant un de leurs parents pour la journée, ce qui signifiait que j’étais en congé aujourd’hui, je m’étais quand même proposée pour aller la déposer, raison étant que je devais aller faire quelques courses par la suite et que l’école était carrément sur mon chemin. Par conséquent, il aurait été limite impoli de ma part de ne pas le suggérer, surtout que cela sembla arranger Lullaby et Aiden, qui n’avaient pas à se soucier de sortir simplement pour faire un aller-retour entre l’école et la maison. La seule chose que cela impliquait pour ma part, c’était de me préparer un peu plus rapidement, et encore là, ce ne fut pas vraiment un problème. Sitôt que je me fus levée, plutôt que de trainer devant ma tablette, puis finalement prendre ma douche pour manger et partir à l’heure que je voulais, je filai directement dans la salle de bains pour me laver, me coiffai et maquillai sommairement, juste assez pour ne pas ressembler à une véritable épave. Après être remontée à ce semblant d’étage qui était en fait un pallier pour désigner ma chambre, je redescendis vêtue d’un jean et d’un t-shirt, ayant déjà prévu d’enfiler une veste au moment de partir. Je pris un petit-déjeuner rapidement, sans toutefois m’empiffrer et prendre le risque d’être malade plus tard, et sitôt que ce fut fait, je repassai encore une fois à la salle de bains, enfilai ma fameuse veste, pris mon sac ainsi que mes clés de voiture, puis je me rendis chez Lullaby et Aiden par la porte arrière. Non pas parce que je jouais les filles qui se tapent l’incruste comme ça pour voler des croissants et un jus d’orange au petit matin, mais plutôt parce que c’était le plus simple. Sitôt, je m’assurai qu’Apple était prête pour aller à l’école, saluai ma meilleure amie de même que ses deux adorables enfants, et je me mis en route avec la plus vieille de la marmaille en direction de l’école.

Comme je m’y en attendais, l’enthousiaste n’était pas nécessairement au rendez-vous du côté d’Apple pendant le trajet jusqu’à l’établissement scolaire. Pourtant, ce n’est pas comme si je n’avais pas tenté de lui faire la conversation, bien au contraire. Enfin, j’avais fait mon possible avec ce que j’avais, parce qu’après tout, Apple n’était pas ma fille. Quand j’y repensais, vu son âge, peut-être aurait-elle pu l’être, mais pour sûr, les choses auraient été très différentes. Par exemple, quand je la déposai finalement devant l’école, je ne l’aurais pas simplement laissée descendre de la voiture en l’accompagnement on ne peut plus banalement à l’entrée de la cour, comme le voulait les normes de sécurité de l’école. Pas d’enfant seul dans un parking, c’était la loi, et en mon sens, c’était tout à fait normal. Si jamais Apple avait été ma fille, je lui aurais réclamé un dernier bisou avant qu’elle quitte pour aller en classe, je lui aurais dit que je l’aimais. Enfin, non pas que je n’aimais pas la petite demoiselle, mais ce n’était pas pareil, c’était sûr et certain. Oh non, rien n’aurait été pareil si elle avait été ma fille… Cependant, je tentais de ne pas trop y songer, parce que non seulement, ça faisait nounou psychopathe mais de plus, songer à tout cela, même si je pouvais vivre avec aujourd’hui, me donnait encore des pincements au coeur et si je pouvais continuer à aller de l’avant sans m’attarder trop sur le passé, c’était tant mieux. L’esprit vide de toutes pensées négatives, je repensai plutôt à cette liste de courses qui se trouvait dans mon sac sur laquelle je m’étais assurée de consigner mes achats potentiels, me disant que le simple fait de songer à si j’avais oublier quelque chose ou non pourrait m’aider à me changer les idées. Puis, sans attendre plus longtemps, parce que je n’allais quand même pas rester plantée devant l’école alors que la petite était maintenant à l’intérieur, je retournai jusqu’à ma voiture, puis je m’y engouffrai pour me rendre en direction du supermarché, ma première destination de la journée.

La journée avait commencé comme de nombreuses avant elles. Rafael n’avait même pas pris conscience d’être tombé dans une routine jusqu’à ce qu’il se réveille un matin et manque de s’énerver en constatant qu’il n’avait plus de céréales pour constituer son petit déjeuner habituel. La tristesse de cette constatation le suivit toute la matinée. Et qu’est-ce qu’elle commençait tôt cette matinée. Bien avant que le soleil ne daigne se lever. Ne parlons même pas des étudiants dont le réveil leur sauvegardait encore de précieuses heures de sommeil. Mais Rafael était un homme de l’ombre, celui qu’on ne voit pas et c’est tant mieux ainsi. Rafael s’était retourné sur quelques toats afin de commencer cette journée, puis ces petites pilules censées le rendre plus docile et calme, et avait trainé le pas jusqu’à la vieille chose qui lui servait de voiture. La panoplie parfaite, vraiment. Il y avait néanmoins une certaine chose qu’il appréciait dans son travail. Ce moment éphémère où il arrivait à l’université, l’endroit vide et la sensation d’être la seule âme vivante sur toute la parcelle. Il y avait quelque chose de très mélancolique et de très beau dans cette sensation de temps figé, mais le glamour de la chose perdait vite son effet lorsqu’il rejoignait le vestiaire réservé au personnel et qu’il enfilait la tenue de travail réglementaire. Sans formes, d’une couleur grise délavée, la chose les aidait encore plus à se fondre dans le paysage. Rafael échangea quelques mots avec ses collègues, de braves personnes, aucunes au bord de l’extase professionnelle mais chacun assez malin pour reconnaître qu’ils ne pouvaient se permettre de se plaindre. Lorsque Rafael dévisageait le visage de ses collègues bien plus âgés, une profonde dépression menaçait de le submerger. La perspective d’être à ce même point dans une vingtaine d’année le perturbait au plus haut point. C’est sur cette bonne note qu’il entama sa journée, machinalement. Ramasser les détritus, vider les poubelles, nettoyer le sol. Et dire que tout avait commencé parce qu’il ne voulait pas finir comme ses parents, malgré tout l’amour qu’il leur portait. C’était presque comme ces histoires où l’on dévoile au héros son triste avenir. Celui-ci prend alors des mesures pour faire en sorte que cela ne se produise jamais, et au final ce sont ces mêmes actions qui l’amènent à ce triste point. L’ironie. Les heures passaient presque vite dans ce genre de métier. Il faut dire que la population étudiante lui en laissait des choses à ramasser derrière elle. Rafael prenait le chemin de la sortie à l’heure où la population habituelle commençait à peupler les couloirs et les salles. Une population qu’il ne côtoyait pas. Ou à peine. Il lui était arrivé d’échanger des conversations avec certaines personnes, mais sans plus. A leur place, ce n’est pas non plus l’agent d’entretien qui lui aurait inspiré de grandes choses. Mais Rafael avait toujours été une créature très sociale, et cet isolement volontaire commençait à le rendre un petit peu plus cinglé. Mais pouvait-il réellement se faire confiance à forger de nouvelles amitiés, de nouvelles relations ? Il le fallait. C’est ce qu’il s’était promis, c’est ce que lui conseillait. Rafael rejoignait le parking, le regard plissé sous le soleil matinal et les oreilles avides des conversations futiles et enjouées des étudiants. Qui aurait pu croire que ce moment arriverait un jour, si soudain, si atypique. Mais Rafael se stoppa net, le souffle coupé comme un coup de poing en plein estomac, en apercevant un peu plus loin celle avec qui il avait partagé un moment de sa vie avant de la détruire. Lenaëlle. La dernière fois qu’il l’avait vu, l’on emmenait son corps endolori dans une civière, loin de lui et de ce qu’il était capable de faire. Pendant un instant, Rafael réalisa qu’il était devenu complétement fou. Lui qui s’était raccroché à la conviction qu’il était juste colérique et pas complétement timbré, commençait sérieusement à doute. Hallucinait-il ? Comment pouvait-elle se retrouver là, dans la même ville que lui, à des kilomètres du Texas ? Elle était toujours aussi belle et Rafael en avait le souffle coupé. Mais son monde pivota littéralement sur son axe lorsqu’il décrocha son regard de son ex-femme pour le poser sur la petite demoiselle à ses côtés. Il pouvait sentir les larmes lui monter aux yeux, et il se moquait bien du tableau qu’il devait présenter aux personnes passant à côté de lui. Etait-ce leur fille ? Rafael était trop déboussolé pour faire une simple addition dans sa tête, mais elle avait l’air d’avoir l’âge requis. Rafael n’avait pas perdu que Lenaelle ce jour-là, il avait aussi perdu ce petit être qu’il avait aidé à créer et qu’il n’avait jamais pu connaître. Rafael y avait pensé pendant des années à ce bébé, à ce qu’elle était devenue, ce à quoi elle ressemblait, ce qu’on avait bien pu lui dire sur son père. Rafael était quelque peu croyant, dans le sens où il préférait parfois abandonner et laisser les rennes à une entité divine qui pourrait peut-être l’aider à se sortir de ce pétrin. Et aujourd’hui, il remerciait qui voulait l’entendre de l’avoir mis à cet endroit. Car c’était le destin, non ? Une occasion qu’on lui donnait de corriger toutes ses erreurs, de demander pardon, d’être absolu, et d’avoir la réponse à ses questions. Rafael buvait littéralement la vision de la petite, dont il ignorait même le prénom. Elle paraissait en bonne santé, elle semblait aussi heureuse qu’une enfant qui se rend à l’école peut l’être, et elle était terriblement jolie. Rafael savait qu’il aurait dû se contenter de cette certitude, de ce petit aperçu qu’on lui donnait de la vie qu’il avait abandonnée, mais il en voulait plus. Il avait besoin de dire les mots, de s’excuser en face à face. C’est ce dont il avait besoin pour aller de l’avant, aussi égoïste cela soit-il. Il doutait que Lenaëlle accepte de lui parler, et encore moins de lui pardonner ou de lui autoriser à voir leur fille, mais il ne pouvait pas rien faire et laisser sa chance s’échapper. Il resta néanmoins immobile, presque terrifié à l’idée de l’aborder là comme ça sur le parking. Elle se sentirait peut-être plus sûre en public, mais il n’avait pas non plus envie de causer une scène devant tout le monde. Trop occupé à débattre mentalement, il manqua presque de voir que Lenaëlle s’en allait. S’en vraiment réfléchir à ce qu’il faisait, il accouru jusqu’à sa voiture et se mit à suivre celle de Lenaëlle qui quittait le parking. Il n’avait aucune idée de ce qu’il faisait, du plan mis en œuvre, mais ce qu’il savait c’est qu’il ne pouvait pas la laisser disparaître devant ses yeux une nouvelle fois.  

Je savais qu’il était relativement tôt et que je serais fort probablement étiquetée comme une de ces mamies qui se rend au supermarché dès les premières heures pour s’assurer que personne ne la dépasse au moment d’acheter ses brocolis et son thon mou en conserve, mais je m’en moquais bien. Pourquoi ? Parce que non seulement, je n’étais pas une mamie, pour moi, une femme, même si elle approchait la trentaine, n’était pas encore une mamie, et de plus, je jugeais que ce serait complètement idiot de rentrer chez moi pour finalement repartir vingt minutes après, simplement pour me donner bonne conscience et limite rendre des comptes à des gens que je ne connaissais pas et que je ne croiserais qu’une fois dans ma vie. Bien décidée à aller faire ces fameuses courses et avoir le reste de ma journée libre, j’étais remontée dans la voiture et je m’étais mise en route, tout banalement. Plus encore, je m’étais permise, compte tenu que j’étais toute seule, de monter le son de la radio, écoutant les petites nouvelles de la localité, la météo, la circulation sur les grandes artères entourant Los Angeles et finalement, cette chanson remplie d’entrain que j’aimais bien entendre de temps à autre. Je ne connaissais pas les paroles, ou du moins, pas en entier - très loin d’en entier pour être honnête - et pourtant, je ne me gênai pas pour soudainement commencer à chanter, seule dans mon habitacle, remuant de temps à autre les épaules et la tête pour accompagner le tempo de la musique. Rares étaient les moments où je m’amusais de la sorte, mais j’étais seule, alors je jugeais que je pouvais me le permettre. Ou pouvais-je vraiment ? Je ne me posai pas la question jusqu’à ce qu’après avoir tourné à une première intersection, puis une seconde, je me rendis compte que la même voiture qui avait quitté le parking presqu’en même temps que moi à l’école me suivait toujours. Sachant pertinemment que c’était une chose qui pouvait arriver, je ne m’en fis pas vraiment, mais pour sûr, je me calmai quelque peu. Je ne voulais pas faire honte à un potentiel accolyte de courses, quand même. Cependant, parce que j’étais quelque peu curieuse, plutôt que de continuer et tourner à la rue qui me mènerait au magasin grande surface où je devais me rendre, je décidai de tourner une rue avant cette qui était prévue dans mon itinéraire. Itinéraire mental, on s’entend, parce que je n’avais pas besoin d’un GPS pour m’y rendre, je connaissais le trajet par coeur - Non seulement la voiture ne chercha pas à me dépasser malgré le bref moment que je mis avant de faire mon fameux virage mais de plus, elle tourna au même endroit que moi ! Commençant à penser que ça ne pouvait pas être une coïncidence, mais ne pouvant clairement pas m’expliquer le pourquoi du comment cela arrivait, parce que ça ne pouvait pas être une voiture de policier; je n’avais, je pensais, rien fait d’illégal et de plus, le véhicule n’avait pas la couleur de celle des policiers, pas même de gyrophares sur le dessus. Laissant le bénéfice du doute une nouvelle fois, je décidai de continuer ma route, jusqu’à ce que soudainement, au bout de plusieurs centaines de mètres, j’en eus assez. Histoire de confirmer mes doutes comme quoi cette voiture me suivait volontairement, que ce soit pour faire une mauvaise blague ou pour des raisons précises - un peu maniaques, on s’entend - je tournai à droite, puis à l’intersection suivante, encore à droite, et ainsi de suite jusqu’à ce que je fasse le tour du pâté de maisons et… La voiture était toujours là.  « Ça suffit ! » furent les deux mots qui expliquèrent clairement ma pensée, puis volontairement, alors que j’allais à une vitesse convenable, je freinai brusquement, histoire de simplement prendre mon poursuivant de court et l’obliger à s’arrêter au risque de me rentrer dedans. À un certain point, trop c’était trop, même si je ne voulais pas tout de suite sortir de ma voiture pour aller voir cette personne qui me suivait et lui demander ce qui lui prenait. Après tout, peut-être que j’avais juste affaire à un pauvre homme perdu qui cherchait son chemin, je ne savais pas trop, même si quelque chose me disait que ce n’était pas le cas, et franchement, pour le coup, ça me faisait pas mal flipper.

Mauvaise idée, mauvaise idée. Voilà le message qui passait en boucle dans l’esprit de Rafael. Il avait beau être parfaitement d’accord avec la voix dans sa tête, il ne pouvait décemment pas se permettre d’arrêter. C’était exactement le genre de comportement maniaque qu’il essayait d’éviter, et chaque conseiller et psychiatre qu’il avait vu s’arracheraient les cheveux s’ils le voyaient en cet instant, à stalker son ex-femme. Ok, ça ne sentait pas bon du tout, mais pouvait-on vraiment le blâmer ? Malgré ce que l’on pourrait croire, Rafael avait parfaitement conscience de ce qu’il faisait et des atroces conséquences que cela pouvait provoquer. Mais il savait également qu’il ne suivait pas une impulsion complètement frénétique, à la frontière entre obsession et compulsion. Il était maîtrisé, conscient de ses pensées et ses gestes, et malgré le manque de finesse dans sa démarche, il était plein de bonnes intentions. Comme les alcooliques anonymes, demander pardon était une étape capitale dans son rétablissement, et si la liste était longue, Lenaëlle était inévitablement en haut de celle-ci. Et il fallait qu’il sache. Au sujet de leur fille. Au moins son prénom. Rien que son prénom. Tel était l’objectif final de cette traque très déplacée. Rafael n’avait aucune idée de comment la chose allait se terminer, jusqu’où il allait la suivre. Si elle rentrait chez elle, allait-il sonner à la porte ? Cela la terroriserait sans doute de savoir que son ex-mari violent sait où elle habite. Car là était bien le problème. La dernière fois qu’il s’était vu, Rafael l’avait battu. Voilà la vision de lui avec laquelle il l’avait quitté. Seuls les papiers du divorce lui avaient répondus et plus aucun contact n’avait été fait depuis. Rafael avait eu trop honte de toute manière, pour tenter quoique ce soit. Il avait passé un long moment au fond du trou, incapable de voir une issue de secours. Le fait est que peu importe le dénouement de la chose, aux yeux de Lenaëlle il devait toujours être un monstre. Les années ne devaient pas avoir effacé ceci. Et pourtant il avait changé ! Il essayait du moins. Il se soignait, il en parlait, il faisait des efforts. Il avait accumulé une dizaine de technique de relaxation qui lui parraissaient idiotes mais qu’il ne pouvait se permettre d’ignorer. Respirer et compter jusqu’à 20 lorsqu’il pouvait sentir la colère monter. Même se mettre dans une pièce dans l’obscurité totale, alors que la chose l’angoissait et lui provoquait des flashs désagréables de son séjour en prison. Mais malgré tous ces efforts, tous ces sacrifices, ce n’était que sa parole. Et elle ne devait pas avoir grande valeur aux yeux de Lenaëlle. Combien de fois lui avait-il dit qu’il était désolé et qu’il ne recommencerait plus, à l’époque ? Des dizaines de fois. Des dizaines de mensonges. Rafael s’était promis de ne plus être comme ça, mais pouvait-il vraiment s’assurer qu’il ne replongerait jamais ? Non. La perspective de lever une nouvelle fois la main sur une femme lui donnait la nausée, mais ça ne voulait pas dire grand-chose. Rafael se mordait l’intérieur de la joue jusqu’au sang, ruminant ses pensées tandis qu’il suivait Lenaëlle. Il aurait dû sans douter, vu son manque flagrant de discrétion, mais Rafael fut tout de même pris au dépourvu quand la voiture devant lui freina brusquement. Il poussa un juron, son pied s’écrasant sur le frein. « Et merde » murmura-t-il, le regard visé sur la silhouette de Lenaëlle, toujours assisse dans sa voiture. Elle l’avait forcément repéré, pour quelle autre raison se serait-elle arrêtée ? L’avait-elle reconnu dans le rétroviseur ? Non, elle ne se serait surement pas arrêtée sinon. Ou pas avant être arrivée au poste de police du moins. Rafael retenait presque sa respiration. Il n’osait pas descendre lui-même de son véhicule, inquiet qu’elle le reconnaisse depuis son siège et appuie sur le gaz, le laissant comme un con derrière. Il n’avait aucune envie de se lancer dans une course poursuite effrénée à travers Pasadena. Il y a des limites. Puis la portière s’ouvrit et Rafael inspira profondément. Ne pas paniquer. Ne pas se montrer menaçant. Garder de la distance. Showtime. La jeune femme s’extirpa de son véhicule et s’approcha vers lui, une expression ferme sur le visage. Rafael ressenti un élan soudain d’affection en la voyant ainsi. Comment avait-il pu briser une femme comme elle ? Lorsqu’elle fut à une certaine distance de sa voiture, Rafael décida de sortir à son tour. Il n’avait pas envie qu’elle le dévisage à travers le pare-brise. Il lui devait bien ça. De sortir. De se montrer, à vif. Rafael su dire le moment exact où elle le reconnu, sa silhouette se paralysant dans le coin de son œil. « Lenaëlle » amorça-t-il prudent, la posture ouverte et, il l’espérait, inoffensive. Et s’arrêta là, soudainement à court de mots. Que peut-on dire pour briser la glace dans une telle situation ? Il restait contre sa portière, laissant entre eux une distance suffisante pour qu’elle ne se sente pas en danger immédiat.

Jamais, au grand jamais, je ne m’étais déjà retrouvée dans une situation pareille. Pourtant, ce n’était pas comme si j’avais pas eu mon lot d’histoires un peu flippantes, en particulier quand je vivais encore à mon ex-mari, à l’époque où je le voyais se transformer en un homme incapable de contrôler ses émotions, incapable d’être un mari et un père décent. Autant dire que je pensais vraiment m’en être débarrassée une fois pour toutes, de cette obligation d’avoir peur, de devoir regarder derrière mon épaule à tout coup, de craindre de sortir trop tard ou trop tôt… Je commençais tout juste à être heureuse, à être réellement bien dans ma peau que voilà que je me retrouvais dans cette situation rocambolesque… J’espérais simplement que ce soit qu’un simple malentendu, une voiture de police fantôme, un individu perdu, bref, n’importe quoi qui ne serait pas un maniaque, en gros… Priant vraiment que tout se passe bien au final, sans jamais penser que ça aurait pu être pire que ce que j’avais imaginé, je fermai les yeux, inspirai profondément, récupérai ma contenance et finalement, je pris mon courage à deux mains pour sortir de la voiture et aller à la rencontre de l’autre conducteur, parce que visiblement, il n’avait pas envie de partir, compte tenu du fait que malgré les longues secondes, il n’avait pas bougé de là. J’ouvris la portière, m’extirpai de mon véhicule, et à pas lents, craintifs, je m'approchai de l'autre voiture. Pendant un instant, je ne pus voir le visage de mon poursuivant - si je pouvais l’appeler ainsi - parce que celui-ci avait décidé lui aussi de sortir de la voiture, mais quand soudainement, je vis son visage, je croisai son regard, je l’entendis prononcer mon nom d’une voix que j’avais entendu trop longtemps dans mes pires cauchemars, je figeai complètement. Mon sang se glaça, mon coeur manqua un temps, je fus prise d’un frisson d’épouvante, j’écarquillai les yeux, et surtout, je ne bougeai pas, parce que mes pieds ne voulaient pas faire un pas supplémentaire, pas même vers l’arrière pour que je prenne mes jambes à mon cou, que je monte dans ma voiture et que je conduise plus rapidement que je ne l’avais jamais fait. Et si seulement c’était ce que j’avais pu faire… Prise au dépourvu par mes émotions, par cette surprise énorme qui représentait probablement la pire situation, celle que je n’avais pas envisagée, je ne sus que dire dans un souffle brisé:  « Rafael… » Parce que oui, je n’avais pas pu faire autrement que de reconnaître mon ex-mari. J’avais quand même passé plusieurs années, il était le premier homme que j’avais aimé, et celui que j’avais probablement le plus détesté et le plus craint en même temps. Même en six ans, son visage me hantait encore parfois, et même si bien sûr, ses traits avaient quelque peu changé, d’une certaine façon, son visage était toujours le même, toujours aussi épeurant pour moi, malgré la neutralité qu’il abordait à cet instant précis. Comment étais-je supposée réagir par rapport à son calme désarmant ? Non pas parce que j’étais persuadée qu’il allait me sauter dessus dans cette rue, en public, là où n’importe qui pourrait appeler les secours, surtout pas après avoir fait un séjour en prison, même si je ne savais pas combien de temps celui-ci avait duré. Venait-il de prendre fin, ou bien il errait comme ça depuis maintes années et je n’étais pas au courant, je n’avais pas eu l’occasion de rien faire pour me protéger, parce que je savais que j’en ressentirais le besoin. Là tout de suite, j’aurais voulu ne pas être seule, être avec n’importe qui susceptible de me venir en aide si je ressentais le besoin. Mais j’étais seule et surtout, j’étais si perturbée que je n’arrivais toujours pas à bouger, à faire quoi que ce soit. Sachant bien qu’il faudrait que je lui adresse la parole, même si ce n’était que pour le chasser, je me résignai à lui demander donc:  « Qu’est-ce que tu fais ici ? » en croisant les doigts pour qu’il m’annonce qu’il était de passage, ou bien au minimum que cette rencontre ne soit qu’un pur hasard. Si jamais il m’apprenait qu’il était en train de me suivre volontairement, franchement, je ne savais pas ce que je ferais, c’était sûr et certain.

A vrai dire, il ne s'était jamais imaginé ce moment. Il avait pourtant eu du temps à perdre en pensées futiles et ressassement du passé lorsqu'il était en prison, mais jamais il n'avait pu se résoudre à s'aventurer dans ce chemin. Durant toutes ces années, Rafael aurait pu essayer de rétablir un contact. Une lettre, un appel, un moyen de faire passer ses excuses, peu importe l'intermédiaire. Pas qu'il n'en y avait beaucoup. Rafael n'aurait pas rêver contacter la famille de Lenaëlle pour qu'ils relayent à la jeune femme à quel point il regrettait son geste. Le fait est que Rafael n'avait jamais eu le courage de le faire. A quoi bon? Ce qu'il avait fait été impardonnable, et se morfondre dans la haine de soi était bien plus simple. Autant dire que Rafael était un peu dépourvu, là face à celle qu'il n'avait jamais espéré revoir. L'étrange sentiment entre surprise et nostalgie qu'il avait ressenti en posant les yeux sur son visage céda bien place à une honte sourde. Lenaelle s'était figée, la frayeur s'ancrant dans chacun des traits de son visage et paralysant ses membres. Voilà, c'était ça. Tout ce qu'il avait cherché à fuir. La preuve de la chose monstrueuse qu'il avait faite. Après l'accident, Rafael avait à peine supporté la vue de sa réflexion dans le miroir. Il n'était pas étranger au jugement. Il l'avait supporté de la part de certains de ses pairs de prison qui jugeaient la violence envers les femmes indigne d'un vrai homme. De la part des divers personnes présentes aux réunions pendant lesquelles il devait encore et encore raconter ses erreurs dans le but de s'en purger. Cependant, cela s'était toujours limité à du mépris, de l'incompréhension, de la colère ou même de la pitié. Jamais encore on ne l'avait vraiment regardé comme s'il était un monstre. Avec cette peur viscérale et dérangeante. Lenaëlle ne s'imaginait sans doute pas qu'en cet instant il avait autant envie de fuir qu'elle. Mais il n'allait pas laisser passer cette opportunité. Quitte à alourdir ses pêchées en imposant cette conversation à la jeune femme. Elle ne lui devait rien, absolument rien, mais il fallait qu'il essaye. Une horrible voix dans le coin de son esprit lui susurra qu'elle serait sans doute prête à lui dire n'importe quoi pour qu'il s'en aile en échange. Comme une femme apeurée qui tend son portefeuille à un voleur sans hésiter pour qu'il la laisse tranquille. Cela faisait des années qu'il n'avait pas entendu son nom sortir de la bouche de celle qui avait été sa femme. Il détourna son regard, incapable de supporter la vague de culpabilité qui le submergeait en témoignant de la détresse de Lenaëlle. Elle lui demanda ce qu'il faisait ici, et un rire nerveux s'échappa presque de sa gorge. Mon Dieu, il n'en avait aucune idée. Combien de chance y avait-il pour qu'elle le croie sur parole? Ses mots ne devaient rien valoir à ses yeux, après toutes les promesses vides qu'il lui avait faite. « J'habite ici. A Pasadena » avoua-t-il, conscient que cela devait être la dernière chose qu'elle souhaitait entendre. « Je t'ai vu à l'école... » continua-t-il laissant sa voix pendre dans le vide. « ...avec l'enfant » eut-il finalement le courage de dire, conscient qu'il s'aventurait sur un terrain instable. Il ne souhaitait pas que Lenaëlle se brusque et prenne peur pour leur enfant, s'imaginant qu'il était là pour lui arracher ou quelque chose dans le genre. Il voulait juste des réponses pour être enfin en paix.

Un simple « Je ne fais que passer quelques jours » n’aurait pas pu être plausible dans le cas présent ? Visiblement non, compte tenu que ce ne fut pas ce que Rafael me répondit. En fait, il me répondit la dernière chose que je voulais entendre venant de lui, à savoir qu’il était venu s’installer ici, à Pasadena. À cette annonce, je croisai nerveusement les bras sur ma poitrine, ne sachant pas si je devais profiter de ce moment pour prendre la fuite ou non. Pourquoi, pourquoi avoir choisi cette ville parmi toutes celles qu’il y avait aux États-Unis ? Était-ce volontaire ? Avait-il fait exprès pour me retrouver ? Et moi, comment étais-je supposée composer avec ça ? Je n’avais pas envie de prendre la fuite, pas même pour changer de demeure et aller à Los Angeles. J’avais finalement réussi à me construire une vie, quelque chose de bien, et je n’avais certainement pas envie que tout cela s’effondre pour une histoire vieille de six ans qui m’avait pris le même temps à surmonter. Je ne voulais pas retourner à la case départ alors que je ne pensais jamais avoir autant progressé dans ma vie. D’accord, peut-être que pour le coup, je spéculais un peu, j’exagérais beaucoup, mais comment étais-je supposée réagir ? Outre rester plantée là, baisser la tête pour signifier que j’accusais réception de l’information, sans pour autant que ça me fasse plaisir. Je gardai le regard ainsi fixé sur mes chaussures tant et aussi longtemps que mon ex-mari ne reprenne la parole pour finalement lâcher un propos auquel je ne m’attendais pas vraiment. Fronçant les sourcils, je le regardai, tentant de voir si je pourrais saisir quelque chose à ses dires, mais pas vraiment. Pourquoi le terme « enfant » était si délicat ? Pourquoi le disait-il ainsi ? Jamais il ne m’était venu à l’idée qu’il pense que ce soit le nôtre, et cela ne me vint pas plus lorsque je jugeai que le moment fut venu de lui demander, avec tout le courage qui me restait :  « Et alors ? Est-ce une raison pour me traquer jusqu’à l’autre bout de la ville ? » Ma voix s’était avérée encore quelque peu brisée par la crainte, l’émotion, la confusion que je pouvais ressentir par rapport à tout cela, à cette rencontre à laquelle je ne m'attendais pas du tout. Clairement, il fallait que je reprenne ma contenance, et vite. Cependant, je le fis si maladroitement que plutôt que de me radoucir et adopter une expression plus neutre, je ne fis que devenir plus sèche, limite en colère, et pire encore, je le trahis quand j’ajoutai:  « Qu’est-ce que tu veux, en fait ?! » Cela ne me ressemblait pas du tout de paraître limite... agressive, mais à ce point, je ne savais pas trop comment réagir, et je me rendis compte qu’après que peut-être j’avais fait une gaffe. Et si jamais il ne prenait pas que je sois ainsi ? Qu’il faisait comme précédemment ? Prise d’une certaine crainte par rapport à cela, je me surpris à reculer d’un pas, sans toutefois prendre la fuite, parce que mine de rien, je voulais savoir ce qu’il allait dire, je voulais comprendre ce qui était en train de se passer, parce que pour sûr, si jamais je n’avais pas les idées claires par rapport à tout ça, je ne ferais que me torturer davantage, et c’était la dernière chose que j’avais envie de faire en ce moment.

Rafael n'avait rien à gagner en proliférant des mensonges. Alors il avait répondu honnêtement. Lenaëlle pendant ce temps là semblait considérer le moyen le plus rapide et efficace pour mettre les voiles et quitter la ville le plus tôt possible. Voire l'état. Il n'avait pas une assez haute estime de soi pour penser qu'elle quitterait carrément le pays dans l'espoir qu'il ne l'a retrouve jamais. Peut-être était-ce lui qui devait quitter le pays. Aller à contre courant et repasser la frontière vers le Mexique. Reconstruire une vie en retournant à ses racines. Le défaitisme de la chose servirait sans doute à le rendre fou et à lui fournir un nouvel aller simple pour la prison. Une belle prison au fin fond du Mexique. Ca devait suffir à rendre son expérience carcérale américaine, à cotoyer les pires criminels, comme un séjour de vacances. Flot de pensées à part, Rafael doutait sincérement que Lenaëlle abandonne sa vie à Pasadena à cause de lui. Et en même temps, la crainte imprégnée sur son visage ne le rendait pas aussi sûr. Elle faisait front tout de même, il devait bien lui rendre ça. L'offense semblait être devenue sa nouvelle défense. Plus efficace ou plus stupide, Rafael n'aurait trop su dire. Vu la stabilité médiocre de son caractère, le provoquer n'était pas forcément malin, mais il n'avait pas fait tout ce chemin sans être capable de se controler un minilum. Il s'agissait de son ex-femme cependant, et la jeune femme l'avait toujours affecté d'une manière particulière. Une pique de culpabilité le transperça à cette pensée. Que faisait-il à venir la confronter en face à face, les mettant respectivement en danger. Lenaelle ne se laissa pas faire, remettant légitimement ses actions en cause, et cela ramena son but principal au premier plan. L'enfant. Son enfant. « Je ne te traque pas » rétorqua-t-il, sifflant le mot comme s'il s'agissait d'un juron. Il ne manquait plus que le statut de stalker à ajouter à son palmares. Il comprenait comment elle pouvait interpréter cela de la sorte, mais ce n'est pas comme s'il avait planifié de la retrouver! Ou s'il la suivait depuis plusieurs semaines! Et Lenaëlle insistait, souhaitant lui arracher les mots de la bouche, comprendre ce qu'il le poussait à imposer cette discussion. Seule le remord de ses actions passées et le vestige d'affection qu'il avait pour la jeune femme réussissaient à calmer l'agacement profond qui aurait naturellement découler d'une telle provocation. Etre traité comme un parasite faisait bouillonner le sang sous sa peau. Mais si Lenaëlle s'obstinait à cacher la vérité, Rafael doutait d'être capable de maintenir son calme bien longtemps. Si ça en venait à ça, il remonterait dans sa voiture sans plus un mot et s'en irait. Loin. Assez pour ne pas avoir le courage de faire demi tour. Jamais plus il ne fera payer à Lenaëlle le prix de sa colère. Mais il voulait une réponse. Une simple confirmation, rien de plus. Il inspira, la suppliant du regard de lui accorder cette petite indulgence. « Tu crois que j'ai oublié qu'on attendait un bébé à l'époque? » lâcha-t-il, presque ahuri. « L'âge correspond, je...Je sais que je n'ai aucun droit, mais je t'ai vu avec cette petite à l'école et ça a été plus fort que moi ». C'était humain. Un besoin viscéral et primaire qu'il ne pouvait s'empêcher d'assouvir. Rafael avait toujours été possessif, et s'il savait qu'il ne serait jamais un père pour cet enfant, il souhaitait entendre Lenaëlle verbaliser le fait qu'elle était sienne. Que malgré la haine qu'elle portait à son égard, sans lui cette petite personne ne serait jamais venue au monde. Voilà bien une chose qu'ils avaient créé à deux et qui ne s'était pas brisé.

Même si je savais que c’était en partie ma faute, je n’aimais pas vraiment sentir la tension monter de la sorte. Pour être honnête, cela me faisait même peur actuellement, même si je savais que bouger, m’enfuir n’était pas une solution. Autrement, je resterais constamment dans la crainte qu’il me retrouve pour avoir des explications, se venger ou je-ne-sais-quoi. Ici et maintenant, même si je devais me retrouver tiraillée entre mes émotions, ma peur et mes pires souvenirs, j’osais espérer que j’aurais des réponses, que je saurais à quoi m’en tenir et que dans le meilleur des scénarios, je ne me verrais pas obligée de tout plaquer ce que j’avais construit ici ces deux dernières années pour aller ailleurs. J’avais accepté de recommencer autre part dans le passé mais là, c’était terminé. J’avais une vie, une vie qui me plaisait, des gens que j’aimais. Bref, j’avais beaucoup trop à perdre pour fuir mon passé encore une fois, alors je voulais une autre issue, je voulais savoir quoi faire. Je me refusais à rester ainsi, complètement perdue, attendant de voir ce qui se passerait. Cependant, pour tenter de ne pas envenimer davantage les choses et me retrouver dans une situation qui me rendait vulnérable, je m’efforçai je demeurer calme et je ne répondis rien lorsque Rafael me corrigea sur le terme « traquer ». Ce n’était pas pour autant que j’allais changer mon propre avis sur ce qui s’était passé, compte tenu qu’on le veuille ou non, il m’avait quand même suivie sur plusieurs kilomètres, et il aurait probablement continué si jamais je ne m’étais pas arrêtée, j’en avais l’impression. Enfin, la distance n’était plus vraiment l’essentiel dans la discussion; tel que je lui avais clairement fait savoir, je tenais à connaître la raison pour laquelle il avait fait ça. Apparemment, il n’éprouvait aucune hésitation à l’idée de le faire. Alors qu’il prononçait ses propos, il vit très certainement mon visage progressivement se décomposer, d’abord en confusion, puis en une expression particulièrement troublée au moment où je compris ce qu’il voulait dire; il croyait qu’Apple était ma fille, notre fille, celle que nous aurions dû élever ensemble… Ne réalisant pas dans un premier temps ce qui se passait, tout devint plus réaliste quand il parla de ces droits qu’il n’avait pas sur elle… Non, en effet, même si elle avait survécu, si elle avait vu le jour et que ce serait elle que j’aurais déposé à l’école, il n’aurait pas eu le droit de la voir, c’était sûr et certain. Cependant, parce que la réalité n’était pas cela, que tout cela ne faisait que resurgir de terribles souvenirs, je sentis le tout venir vers moi comme un couteau qui est planté en plein coeur. Pendant un instant, je crus même que j’allais perdre toute contenance, que je commencerais à hurler, que ce serait moi qui, pour une fois, le frapperait de toutes mes forces, pour lui faire comprendre à quel point j’avais souffert. Mais ça, je ne le fis pas, parce que je compris que ça ne servirait à rien; ça serait non seulement s’abaisser à son niveau, puis ça nous rendrait jamais notre fille. Incroyablement seule dans ce moment, je me retrouvai à m’étreindre fortement, avant de balbutier:  « Eh bien, tu as fait ce chemin pour rien, parce que ce n’est pas elle… » J’avais eu beau travailler aussi bien que possible pour passer par-dessus cet épisode plus que tragique de ma vie, il n’en demeurait pas moins qu’en ces circonstances, devant mon ex-mari, repenser à ce bébé qui n’avait jamais vu le jour, que je considérais comme cette fille que j’aurais aimé et chéri jusqu’à la fin de ma vie, me faisait trop de mal pour que j’en parle normalement. Inévitablement, une larme roula sur ma joue, et je tentai de la chasser dans un geste maladroit avant de terminer mon propos en marmonnant:  « Elle n’a jamais existé… » Le plus cruel aurait été fort probablement de lui balancer à la figure qu’il l’avait tuée, ce qui était la pure et simple vérité, mais je n’y arrivais juste pas, pas en ce moment, en tout cas. Pourquoi je ne pouvais arriver à lui donner ce qu’il méritait ? Je n’en savais rien, peut-être qu’au fond, parce que je voulais le faire réfléchir, ou bien je ne voulais pas me perdre dans les ténèbres, ou un peu des deux…

Rafael n'aurait sans doute pu trouver meilleur question pour la déstabiliser. Sur le coup Rafael savait qu'il avait visé juste. Il ne suffisait que d'un regard pour absorber toute l'ampleur de sa réaction. Lenaëlle n'avait pas anticipé ses mots et la surprise – le choc même - et la confusion sur son visage rendait la chose bien plus tangible. Nul doute que cette déclaration avait été terrifiante aux yeux de la jeune femme. En tant que mère, Lenaëlle avait dû cacher l'existence même de Rafael et voir ce dernier les retrouver avait sans doute été son pire cauchemar. L'idée même que ce monstre puisse approcher son enfant devait la maintenir éveillée la nuit. Et voilà qu'il était là, à Pasadena, plus proche que jamais. Rafael aurait pu se morfondre en explication et réassurance, rien qu'il ne puisse faire ne devait être suffisant pour convaincre qu'il ne ferait jamais de mal à leur enfant. Non pas qu'il ai l'occasion de la voir. Lenaelle l'interdirait catégoriquement. Il en avait conscience, comme il lui avait fait remarquer. Un instant, il se demanda s'il en aurait la force. De rester à l'écart en sachant que son bébé était là, dans la même ville que lui. Voilà qui réussirait à prolonger sa toute nouvelle tendance de filature. Mais non. Il refusait d'être cet homme dérangé et malsain qui observe une maison depuis sa voiture, garée de l'autre côté de la rue. Il ne servirait qu'à effrayer la petite si elle venait à l'apercevoir. C'était peine perdue d'espérer avoir une place dans sa vie. Rafael le savait et l'avait accepté. C'était juste difficile de l'admettre en cet instant présent. Toutes ces pensées devaient également se bousculer dans l'esprit de Lenaëlle et Rafael se demandait bien ce qu'elle allait lui répondre. Il n'avait pas réellement posé de question, mais il espérait juste une confirmation et peut être quelques bribes d'informations. Un prénom, par exemple. Quelque chose pour alimenter ses pensées lorsque la solitude et la culpabilité menace de l'étouffer. Lenaëlle ouvrit la bouche et Rafael retint son souffle. Puis lâcha une bouffée d'air ahuri. Pas elle? Le prenait-elle pour un abruti? Pensait-elle que mentir était le meilleur moyen de protéger sa fille? Il ne lui voulait aucun mal bon sang!! Il n'allait pas la traquer, pas la kidnapper! Était-ce trop demander de vouloir un simple 'oui, il s'agit bien de ta fille'. Rafael serra la mâchoire, profondément agacé et frustré de voir qu'elle n'allait même pas lui accorder cette simple indulgence. Oh oui, elle avait souffert, plus qu'elle ne le méritait, mais s'imaginait-elle un instant qu'il vivait un foutu compte de fée? Elle n'avait aucune idée. Aucune idée de ce qu'était sa vie depuis ce fameux jour où tout avait basculé. Sur le coup il eu envie de lui avouer pour les problèmes psychologiques qui accentuaient sa colère, histoire de lui montrer que peut être ses actions n'étaient pas entièrement de sa faute et qu'il n'avait pas mérité l'horreur de la prison, de la clinique et du stigmate d'ancien détenu. Mais c'était mesquin et Rafael n'en croyait pas un traitre mot. Il s'était toujours refusé à admettre qu'il n'était pas assez fort pour avoir pleinement conscience de ses émotions. Etre responsable de l'horreur de ses gestes était étrangement plus acceptable à ses yeux. Et de toute manière, Lenaelle devait également estimer qu'il méritait chaque petit désagrément qu'il avait pu subir depuis leur séparation. Rafael s'était même apprêté à la supplier lorsqu'elle lâcha une dernière bombe. Rafael reposa son regard sur elle à une vitesse alarmante et sa tête tourna presque sous l'afflux de sang qui y arriva. « Tu mens » gronda-t-il, une main venant se maintenir contre le cadrant de sa portière avec force. Sa respiration s'accélérait déjà et Rafael ne pouvait qu'imaginer la noirceur de ses traits en l'instant présent. Pire qu'en colère, il était blessé. Rafael ne l'aurait cru capable de s'abaisser à de tels stratagèmes. Il refusait de croire qu'il s'agissait de la vérité. Rafael revoyait encore le cœur du bébé battre sur l'écran de l’échographie, il revoyait le coup sourd d'un coup de pied tendre la peau sur le ventre de Lenaëlle. Rien n'avait été plus concret que la vie qui naissait dans le ventre de sa femme sur le moment. Et rien n'était parvenu à l'être. C'est longtemps ce qui l'avait fait tenir dans les moments les plus sombres. Des heures perdues à s'imaginer ce qu'était devenu ce bébé lorsqu'il était confiné en isolement. De la force puisée dans la certitude que telle ou telle action ne serait digne de sa fille s'il venait à les faire. Il était impensable aux yeux de Rafael que ce bébé n'ai jamais vu le jour. Impensable et insupportable. « Tu MENS » répéta-t-il. « Tu l'as donné à l'adoption c'est ça? » demanda-t-il après un instant de lourd silence où il pouvait sentir son cœur battre fortement contre sa poitrine. Voilà peut être ce qu'elle signifiait par là, ces mots insupportables et les larmes sur ses joues. Il pouvait l'accepter. L'idée de sa fille dans une famille comblée et aimante, loin du sombre passé de ses parents biologiques. Ce n'est pas comme si ça changeait quelque chose de toute manière, il n'aurait jamais de place dans sa vie qu'elle soit sous le toit de Lenaëlle ou de parfait inconnus.