INSIDE I'M DANCING ▬ Rafael attendait le vendredi soir toute la semaine. Il décomptait chaque jour en se levant le matin, son sourire s’étirant un peu plus au rythme du calendrier. Naturellement, il s’agissait de la fin de la semaine, un moment apprécié par toute personne soumise à l’éducation et l’emploi. Du haut de ses dix ans, Rafael vous aurait dit que le collège était la pire période à traverser. Sans doute n’avait-il pas tort. C’est que les enfants peuvent être cruels à cet âge. Mais Rafael apprendra bien vite que cela n’est qu’un avant-goût de ce que la vie réserve. Avec sa peau ambrée et son besoin viscéral d’ouvrir la bouche toutes les cinq minutes, le jeune mexicain avait du mal à passer sous le radar. Mais il en fallait bien plus pour miner le moral du jeune homme. Plein d’énergie et de curiosité, Rafael se sentait l’âme d’un aventurier. C’est qu’il en avait plus à raconter que son Paul, son voisin en classe d’histoire, qui n’avait jamais mis un pied hors du Texas de sa vie. Alors oui, peut être enjolivait-il un petit le fait que son père avait embarqué sa famille illégalement pour passer de l’autre côté de la frontière, s’offrant ainsi une nouvelle vie. Du moins ils essayaient. Rafael, lui, n’avait pas vraiment conscience des limites de ce plan. Sa famille n’était pas riche, mais ils vivaient tous ensemble dans une maison correcte, sur le sol Américain, là où tout était possible apparemment. C’est d’ailleurs pour ça qu’il adorait le vendredi. C’était un des seuls jours où chaque membre de sa famille semblait se réunir pour la soirée. Son grand frère, Tomas, était présent, son air supérieur d’adolescent ancré sur son visage mais avec toujours un sourire taquin et une main baladeuse disponible pour venir ébouriffer affectueusement la tignasse de son frangin. Leur père semblait également de meilleur humeur le vendredi. Rafael l’entendait moins râler sur les recherches de travail infructueuses et ces idiots de gringo. Pour le moment, il travaillait dans un chantier comme maçon. C’était loin d’être réglo avec la justice américaine, mais Rafael ne s’en souciait guère à cette époque. Il disait à ses camarades que son père construisait des maisons, et franchement, y-a-t-il mieux que ça ? Peut-être pourrait-il demander à son père de leur construire une nouvelle maison ! Avec une chambre rien que pour lui ! Et un balcon ! Ou un ranch avec de grands espaces où ils pourraient élever des chevaux comme tous les cowboys du coin ! Sa mère, elle, prenait le temps de cuisiner le vendredi. Ils la voyaient rarement le soir. Elle était danseuse et travaillait majoritairement la nuit. Rafael lui avait demandé quel genre de danse elle pratiquait, et si elle pouvait lui apprendre comme ça ils pourraient danser ensemble aux mariages et autres rassemblement familiaux. Mais elle avait détourné la conversation et Rafael n’avait rien vu. Ce n’est que quelques années plus tard qu’il comprendra quel genre de danse sa mère exerçait, et pour quelle audience. La famille et l’amour qu’il lui porte étant trop important, ce n’est pas de la honte qu’il ressentit, non. A part comprendre quelques railleries qui lui étaient passés par-dessus la tête à l’époque, Rafael avait conscience qu’il fallait mettre du pain sur la table. En vieillissant cependant, cette modestie de vie et les tracas en conséquences devinrent plus étouffants que passables. Puisant dans une certaine arrogance, Rafael estimait que venir d’où il venait ne signifiait pas qu’il avait un chemin tout tracé. Il allait tout faire pour empêcher cela. Trafiquant de drogue, domestique, agent d’entretien, taulard ? Non, ces clichés des latinos n’allaient pas s’appliquer à lui !
THE TUMBLING DOWN ▬ C’était comme des montagnes russes. Un instant on se sent monter vers l’inconnu, les entrailles pleines d’anticipation et de ce calme qui précède une tempête d’émotion. L’on croit que l’on va pouvoir se contenir, combattre la gravité de la colère et ce qu’elle provoque. Et puis l’on tombe. Brutalement, et les cris sortent des gorges sans demander permission. Mais la délivrance.
La délivrance. C’est ainsi que Rafael se sentait lorsqu’il observait sa main retomber platement le long de sa cuisse et le rouge monter sur le point d’impact. Une pommette, une tempe, le contour délicat d’un poignet. Tous devenaient momentanément blanc sous la pression avant que le sang n’afflue et laisse marque et bleus. Rafael ne supportait de les voir, preuves inimitables de son manque de contrôle. Il suffisait d’un rien. Une parole un peu trop haute, une dispute qui agace, et tel un fouet il claquait avant qu’un des protagonistes ne réalise vraiment ce qu’il se passait. Rafael avait toujours eu un certain caractère, mais jamais il ne se serait imaginé dans cette position. A devenir un de ces clichés qui lèvent la main sur leur femme. Elle ne méritait pas ça, Lenaëlle. Il l’aimait, ça il n’en doutait pas un instant. Elle avait été sa lumière au bout du tunnel, son échappatoire loin d’une vie qu’il ne voulait plus suivre. Rafael en avait fréquenté des filles trop biens pour lui, avec plus d’argent dans leurs poches que de cigarettes, avec un arbre généalogique plus élogieux et un futur plus étincelant. Si Rafael avait apprécié chacune d’elle, il reconnaissait qu’elles représentaient plus un moyen de s’extraire de sa condition primaire, plus qu’autre chose. Et puis était arrivé miss Martins, formée dans le même moule que ses précédentes, et pourtant si différente. Rafael était tombé raide dingue, et c’était le jackpot qu’il semblait avoir trouvé. Alors il l’avait demandé en mariage, et dans un élan de folie elle lui avait dit oui. Et maintenant ils étaient là. La belle blondinette les yeux embués de larmes et lui figé face à elle, sa furie retombée pour laisser une fois de plus place à un profond remord et une honte inexplicable. Puis elle lui pardonnait, comme l’ange qu’elle était. Un manège qui continuait encore et encore jusqu’à ce jour fatidique où tout s’envola en fumée. Rafael ne pourrait retrouver l’origine de la chose. Il se souvient avoir passé une journée atroce et c’est les nerfs à vifs qu’il était rentré chez lui. A partir de là il ne pourrait retracer les événements si ce n’est l’appel de la boisson et la rage rouge qui l’avait envahi un peu plus tard. Il avait crié comme jamais il n’avait crié, brisant vaisselle et décorations, un flot de parole menaçant au bout des lèvres. Lenaëlle était là devant lui, belle dans sa détresse et terreur, le ventre arrondis par la vie qu’ils avaient consenti à donner tous les deux. Puis un coup. Celui de trop, celui qui ne s’explique pas. Rafael se souvient de se tenir au-dessus de Lenaëlle, allongée au sol et se tordant de douleur et c’était comme s’il se réveillait d’un rêve. Qu’avait-il fait ?! Oh mon dieu. Puis tout alla très vite. Le voisin entra sans prévenir, téléphone à la main et annonçant qu’il avait appelé la police après avoir entendu des cris. Son regard se posa sur Lenaëlle aux pieds de son mari et son visage se décomposa. L’ambulance fut le prochain numéro composé sur son portable, et Rafael lui était figé. Il s’agenouilla aux côté de sa femme, n’osant pas la toucher. Comment pourrait-il poser la main sur elle une fois de plus. «
Lenaëlle…» entama-t-il, suppliant, questionnant. Il pouvait entendre les sirènes au loin et il lui sembla qu’une seule seconde était passée avant qu’il sente ses bras être tirés brutalement en arrière puis menottée. En le força à se lever mais lui observait sa femme que l’on hissait sur une civière tandis que ses droits et accusations étaient récités dans ses oreilles. «
LENAELLE ! » s’écria-t-il en voyant la jeune femme qui s’éloignait de lui. «
Sueltame !! » pesta-t-il en tendant vainement de se défaire de l’emprise des policiers. «
Où l’emmenez vous ? Qu’est-ce qu’elle a ? C’est ma FEMME, répondez-moi !! » cria-t-il, à moitié hystérique sous l’inquiétude et la vague de colère persistant dans ses veines. On l’ignora. Rafael Estrada, jeune homme respectable aux yeux de ses concitoyens et monstrueux dans ceux de sa femme, venait de perdre tous ses droits. Et il n’y a qu’un endroit pour les gens comme ça.
WHISPERS AND MURDERS ▬ C'était parti de rien, vraiment. «
Tu vas pas manger ça, hein » railla une voix moqueuse au dessus de son épaule. Rafael ne répondit pas à la remarque, préférant continuer de manger la triste excuse pour un repas qu'il avait devant lui. Il n'était pas rare d'entendre des provocations et autres piques lancées d'une table à une autre, animées par les estomacs vides et la proximité. Alors Rafael porta sa fourchette en plastique jusqu'à sa bouche, juste à temps pour voir une main apparaître au dessus de son plateau et en saisir le seul met potable. Un biscuit enfermé dans son plastique générique et qui, à défaut d'un goût remarquable, leur laissait profiter d'une autre drogue très populaire : le sucre. Il n'en fallu pas plus pour que son attention soit captée. Rafael leva un regard ahuri sur le voleur présumé. Il est vrai que Rafael ne présentait pas un tableau très menaçant. Par négligence ou apathie, il avait laissé ses cheveux atteindre une longueur supérieur à l'ordinaire, les autorisant à boucler et lui donner une allure plus enfantine qu'autre chose. Sa petite taille et sa silhouette pâle face aux accros de la muscu, n'aidaient pas non plus à lui donner une bonne dose de street cred. Mais il faut se méfier de l'eau qui dort. Cela faisait seulement quatre mois que Rafael était en prison. Pour avoir battu sa femme, on ne l'avait pas balancé dans la pire cage aux lions, mais tout le monde à quelque chose à prouver, qu'ils aient tués leur voisin ou volé un paquet de chips. Rafael, lui, était trop rongé par la culpabilité et l'amertume pour se soucier de la hiérarchie interne au sein des prisonniers et des drames dignes des cours de récrées. Mais il ne lui avait pas fallu longtemps pour joindre les rangs. C'est ahurissant la facilité avec laquelle une bagarre peut éclater. Assez ironiquement, Rafael ne s'était jamais vraiment battu dans sa vie. Certains vous diraient que cela trahit un niveau de lâcheté impressionnant, puisqu'il semblerait qu'il n'avait aucun mal à céder à la violence lorsqu'il savait qu'il n'avait pas vraiment d'adversaire face à lui. Mais à défaut d'avoir de la technique, le mexicain a de la fougue. Et un puis de colère sans fond. Alors ça avait claqué. Pour des idioties, des remarques faciles, juste une excuse vraiment. Rafael arborait encore le signe de sa dernière altercation, un hématome sur sa pommette gauche qui commençait à virer sur le jaune. Bref. Rafael regardait l'autre s'éloigner, son dessert en main, quand une rage irrationnelle s'empara de lui. Son dessert??!! Il ne demande pas grand chose, juste un biscuit sec et sans goût et un peu de calme, mais non! Il faut qu'un abruti fasse son malin! Ressemble-t-il si peu à rien qu'il apparaît comme une cible facile à qui l'on peut faire ce qui nous chante? Oh, Rafael allait lui montrer. Et il le fit. Idiotement. Sans prendre en compte la masse musculaire de son opposant, ou les nombreux amis que celui-ci possédaient. Il attrapa un plateau à la volée, ignorant le cri de protestation de son propriétaire lorsque la nourriture s'étala sur le sol, et en quelques pas rapides atteignit le voleur et lui percuta le plateau contre le dos de la tête. La chose ne s'arrêta pas là, le molosse seulement sonné et non mis KO, si bien que la chose continua avec leurs poings respectifs jusqu'à ce que les gardes interviennent. Le visage en sang et des paroles acides aux lèvres, bien que leur destinataire n'était plus là pour les entendre, Rafael mis un certains temps à réaliser qu'on l’emmenait en cellule d'isolement. Apparemment cela avait été la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase. Là commença une longue descente aux enfers. Des jours, des semaines ou des mois, Rafael n'aurait su dire combien de temps il resta confiné entre ces quatre murs blancs, à devenir lentement fou. Il semblait être constamment en colère, hurlant aux gardes de le sortir de là, les menaçant, peignant les murs rouges de ses poings. Lui voulait qu'on lui apporte la liberté. On lui apporta un psychiatre. Hallelujah.
MAKING AMENDS ▬ Tout homme à un point de rupture. Rafael avait rencontré le sien entre les yeux d'une psychiatre intransigeante et une fatigue profonde. Il s'était trouvé là face à elle, sur un canapé en cuir qui grinçait sous chacun de ses mouvements. Après des mois de discussions stériles, il avait fondu en larme, admettant difficilement qu'il avait un problème. On avait beau lui avoir dit qu'une mauvaise combinaison chimique au niveau de son cerveau le rendait susceptible à des crises de colère impulsives, Rafael ne croyait pas en la soumission totale. Il aurait dû pouvoir se maintenir, canaliser ou dévier au pire sa rage. Au lieu de sa il avait brisé les os de sa femme et le socle de son futur. Et ça le rongeait. On lui avait rendu les maigres affaires avec lesquelles il était entré en prison, un planning de réunion d'anger management à laquelle assister obligatoirement, et une prescription de médicament à avaler religieusement. Bonne chance, qu'on lui avait dit à la sortie. Après la longue traversée du désert qu'il avait enduré ses dernières années, Rafael ne s'était pas senti aussi mal que lorsqu'il se trouva sur le trottoir en face de la prison avec personne pour venir le chercher, rien dans les poches, et aucune idée de la direction à prendre. Il avait un numéro griffonné sur un bout de papier, celui de son sponsor censé l'aider à s'insérer de nouveau dans la société et à ne jamais retomber dans les travers de sa colère. Rafael admet qu'il a été un bon garçon les mois qui ont suivis. Loin d'être épanoui, il s'apparentait à un ours de cirque se contentant de répéter jour après jour le même acte pour espérer continuer à survivre. Réunion après réunions à raconter les mêmes histoires et repousser l'irritation provoquée par les messages de support et d'espoir. Il n'y a rien de joyeux qui l'attendait au bout de la rue et Rafael en avait assez qu'on lui dise e contraire. De loin mois sombres en perspective, ponctués de repas solitaire et de temps perdu à ressasser le passé. Le jour où on lui annonça qu'il n'était plus en conditionnel fut celui où la résolution d'aller de l'avant pris enfin racine. Quitter l'Etat fut sa première résolution. Une nouvelle page blanche, recommencer à zéro autre part, là où personne n'avait jamais entendu parler de Rafael Estrada. Tout ne fut pas facile en arrivant à Pasadena, mais il décrocha un emploi et c'était bien plus qu'il pouvait espérer. C'était également bien moins.
«
Oh pardon». Rafael se stoppa net, relevant le visage vers la porte entrouverte. Les doigts figés au dessus des cordes, Rafael reposa la guitare sur la table, légèrement embarrassé d'avoir été trouvé dans cette position. «
Non c'est moi, je...je n'ai pas vraiment le droit de faire ça» bafouilla-t-il avant de laisser échapper un rire gêné. Il était tard à l'université, normal puisque Rafael travaillait de soirée. C'était sans doute pourquoi on lui avait autorisé ce poste. Après tout, il y a moins de risque à engager un ancien repris de justice si l'on sait qu'il a moins de chance de côtoyer la jeunesse prometteuse de Pasadena. Si Rafael était reconnaissant à son employeur de lui avoir donné une chance, il y avait quelque chose de très destructeur dans le fait de se trouver au sein d'une institution pour laquelle il aurait tout donné pour faire partie des étudiants. Plus jeune, Rafael aurait rêvé de faire des études. Avec la facilité, l'aisance et le charme qu'il exerçait à l'oral, il avait toujours estimé pouvoir devenir un bon commercial. Un homme d'affaire, quelqu'un qui construit quelque chose avec peu de moyens et l'érige en une grande entreprise. Aujourd’hui il devait se contenter d'observer les autres prendre ce chemin tandis qu'il balayait derrière eux. Ses nouveaux camarades aux réunions qu'il suivaient l'encourager à prendre des cours du soir à l'université communautaire, mais il doutait franchement de l'intérêt à son âge et avec son casier judiciaire. Il avait beau prétendre le contraire, il était très sensible au regard des autres, et il ne souhaitait pas se montrer dans une position encore plus vulnérable face à eux. Il l'avait bien cherché de toute manière. Tout ce qui lui était arrivée. «
Je venais juste chercher un livre que j'avais oublié » précisa la demoiselle en entrant dans la salle de musique. «
Vous êtes plutôt doué vous savez. Vous êtes musicien? » continua-t-elle en se retournant vers lui avec un sourire, sa possession oubliée dans les mains. Rafael ne pu retenir son hilarité, malgré la touche amère qui la teintait. Devant l'air perplexe de la jeune femme, il s'explique. «
Non pas du tout, je bidouille c'est tout » avoua-t-il dans un haussement d'épaule. «
Le seul instrument qui me rapporte de l'argent c'est ça » dit-il en désignant d'un ton abattu le balai abandonné dans un coin de la salle. «
Eh, c'est mieux que rien! Je vise un diplôme de géographie, alors j'aurais de la chance si je trouve un job tout court! » plaisanta-t-elle et Rafael se surpris à rire de nouveau, se sentant plus léger qu'il ne l'avait été ces derniers mois. «
Ce ne peut être que plus fun que nettoyer des chiottes » répondit-il, une légère grimace au visage. Un léger blanc s'installa avant que la jeune femme ne regarde sa montre et dans un sursaut se tourne vers la porte. Avant qu'elle parte, elle lui laissa une dernière parole. «
Il n'est jamais trop tard » dit-elle simplement, sans autre explication, avant de s'éclipser. Si seulement elle savait.